Position de l’Académie sur l’avenir des coopérations avec la Russie et l’Ukraine dans le domaine spatial

La coopération avec la Russie existe depuis très longtemps dans les affaires spatiales. Débutée en 1966 en pleine guerre froide, la France en a été l’instigatrice avec une politique voulue de partage pratiquement à égalité entre les Etats-Unis et, à l’époque, l’URSS. Cela s’est traduit dès 1970 par l’envoi sur la Lune de réflecteurs lasers fabriqués à Cannes au cours des missions Lunokhod ; par le lancement du satellite Signe III par une fusée soviétique depuis Kapoustin Yar ; par le lancement de notre premier astronaute français Jean-Loup Chrétien en 1982 et par la suite de nombreux autres astronautes. Cette coopération est devenue celle de l’Europe et de la Russie après la chute du mur. Des astronautes européens ont été lancés par Soyouz, mais il y a eu bien d’autres accords. Dans les satellites, Thales Alenia Space a coopéré avec NPO PM basé à Krasnoïarsk en fournissant certaines charges utiles télécom des satellites Express. DASA en Allemagne a fait alliance pour des lancements de Rockot, un ancien missile balistique reconverti en lanceur, tiré de la base de Plessetsk (cette coopération est terminée, le stock de missiles étant épuisé). Aerospatiale s’est liée avec Roscosmos, Samara Space Center et Arianespace pour créer Starsem et lancer avec Soyouz au moment où les Américains créaient des Joint-Ventures avec Lockheed et Boeing pour lancer Proton et Zénit.

On voit donc que les relations ont été nombreuses et, il faut le dire, fructueuses. Dans un contexte de guerre froide d’abord puis plus détendu ensuite, les relations ont été bonnes. La Russie a toujours mis en avant des ingénieurs de grande valeur dans le domaine de l’Espace avec lesquels il était agréable de travailler.

1. Les lanceurs

La coopération porte avant tout sur le lanceur Soyouz via les sociétés Starsem et Arianespace. Les Russes ont unilatéralement décidé d’arrêter les lancements depuis le Centre Spatial Guyanais. Cela pose la question de la mise en orbite des satellites qui sont dans le carnet de commande des par Soyouz lancés de Guyane. Pour les satellites militaires de reconnaissance optique CSO qui sont dans ce cas, la décision est déjà prise de les basculer sur Ariane 62. Cela engendrera sans doute un peu de retard puisque la qualification de ce lanceur n’est pas encore acquise, mais le surcoût n’est pas important, 10% environ. Cet exemple illustre une fois encore que l’autonomie stratégique en matière de lanceurs est absolument primordiale. L’Europe ne doit pas compter sur des moyens externes pour lancer ses satellites militaires ou stratégiques. Toutes les grandes puissances spatiales pratiquent des politiques d’autonomie stratégique. L’Europe doit agir de même, ce qui, en même temps, préserve son industrie.

Pour les satellites Galileo qui restent à lancer, la même question se pose de trouver un substitut à Soyouz : attendre Ariane 6 ou trouver un autre lanceur. Ces satellites sont stratégiques.

Via Arianespace, les lancements par grappes des satellites One Web sont effectués par des Soyouz tirés de Baïkonour. Un lancement était prévu le  4 mars, après le début des opérations russes en Ukraine, mais les Russes ont décidé de  ne pas le faire tant que le Royaume-Uni reste actionnaire de la constellation One Web. Les autres actionnaires sont le groupe industriel Bharti (Inde) et Eutelsat. Ils seront sans doute contraints de s’en remettre à un autre lanceur. Ils pourraient choisir le PSLV (Polar Satellite Launch Vehicle) indien compte tenu de la nationalité du premier actionnaire, mais la cadence de lancement de ce lanceur devrait être accélérée pour mettre les satellites restant en place dans des délais raisonnables. Aux dernières nouvelles, des lancements par Space X seraient envisagés. One Web se met ainsi dans les mains d’Elon Musk qui construit une constellation concurrente Starlink. Il aurait fallu peut-être qu’ils attendent Ariane 62, tout-à-fait adaptée pour ce type de lancement et d’un prix abordable…

Notez que pour les Russes, l’abandon de Soyouz pour lancer One Web est une perte significative de revenus. L’an dernier, sur 22 Soyouz lancés, 8 étaient dédiés à One Web. C’est aussi une perte pour Arianespace qui au moment de la commutation Ariane 5-Ariane 6 se trouve dans un équilibre financier fragile.

Il existe aussi un risque significatif sur le lanceur Vega dont la propulsion de l’étage terminal provient de la société Yuznoye de Dnipro en Ukraine. Il est prévisible que les livraisons ukrainiennes ne soient plus possibles. Fabriquer ce genre d’étage est bien sûr tout-à-fait réalisable en Europe. L’ESA avait présenté un projet qui s’appelait Berta d’étage européen, mais il a été abandonné au profit d’un développement italien d’un nouveau moteur Oxygène-Méthane. Un tel développement est généralement long et on peut craindre qu’un étage terminal entièrement européen ne soit pas disponible rapidement, provoquant un arrêt de plusieurs années des lancements Vega. Il existe un autre problème d’approvisionnement concernant Vega. Sur un des étages, le Zefiro, les inserts en Carbone des cols de tuyère viennent d’Ukraine. Il faudrait les produire en Europe. ArianeGroup saurait les faire. Ces exemples montrent, une fois encore, les risques pris en ne respectant pas la règle de la complète autonomie européenne pour l’accès à l’Espace.

Concernant les initiatives de petits lanceurs, il faut signaler la société Rocket Factory Ausburg (RFA) qui compte s’appuyer sur un moteur de conception ukrainienne. Même si leur intention est de produire ce moteur en Allemagne, on peut penser que dans la phase actuelle de développement la difficulté d’accès à l’expertise ukrainienne pourrait retarder la mise au point de ce moteur et en conséquence décaler significativement le projet tout entier.

2. la station spatiale internationale (ISS)

Dans ce domaine, il s’agit essentiellement d’une coopération entre Russes et Américains. Les Européens comme les Japonais n’ont qu’une faible participation. Ce qui est vrai, c’est qu’actuellement et depuis l’arrêt du cargo européen ATV, seuls les Progress russes sont utilisés pour relever l’altitude de l’orbite de la station qui se dégrade vite en raison du frottement atmosphérique résiduel à 400 Km. En 2018, un essai de remontée d’orbite par le cargo Cygnus de Northrop-Grumann a montré la faisabilité de cette manœuvre, même si elle est plus complexe. Compte tenu du port d’amarrage de Cygnus, il faut faire tourner la station de 90° avant de pousser. Il se pourrait aussi que le cargo américain Dragon de Space X puisse le faire. Sans l’impulsion des Progress ou de solutions alternatives, la station rentrerait dans l’atmosphère dans environ une année et on ne saurait pas prédire où se feraient les impacts au sol. La station a une masse de plus de 400 tonnes et il est presque certain que tous les éléments ne bruleraient pas en rentrant. Certains percuteraient la Terre. Notez toutefois que la zone d’impact ne pourrait être qu’entre les deux latitudes extrêmes de la station : + et – 51°6. Il est donc vrai que la Russie n’a pas de risque d’être touchée.

De plus, il faut savoir qu’on ne sait pas faire rentrer cette station d’un seul tenant. Si on souhaite le faire, il convient de la séparer en morceaux dont on pourra contrôler pour chacun sa rentrée vers le Pacifique Sud où il n’y a aucun habitant. Ce n’est pas une mince affaire !

Quelle peuvent-être les options pour cette station ?

  • La première est un statu quo : L’accord entre les pays participants est conclu jusqu’en 2024. La NASA semble prête à poursuivre l’exploitation de la station en bonne entente avec ses homologues russes. Quelles qu’aient été les oppositions entre la Russie et les Etats-Unis dans le passé, il n’y a jamais eu de différents profonds dans l’exploitation de cette station. Américains et Russes peuvent continuer de faire fonctionner cette station, peut-être avec un minimum d’opérations et un effectif réduit, en attente d’un retour à meilleure fortune. Les Européens continueraient d’y participer. Dans les circonstances actuelles, si tendues, il n’est pas négligeable que cette station spatiale, connue de tous, continue envers et contre tout à jouer le rôle de symbole d’entente et de paix, ainsi qu’un témoignage, alors même que l’espace est par ailleurs un lieu de confrontation militaire potentielle.
  • La deuxième concerne l’arrêt de la participation de la Russie décidée unilatéralement. La NASA étudie certainement ce scénario. Elle doit rechercher les moyens d’entretenir l’orbite de la station à l’aide des cargos Dragon et Cygnus ce qui semble possible. Il est peut-être plus difficile de se passer des moyens russes pour une fonction importante : la désaturation des gyroscopes qui assurent le contrôle d’attitude. Les gyroscopes sont américains, mais pour éviter qu’ils n’atteignent des vitesses de rotation trop élevées, il faut de temps à autre créer des couples à l’aide de moteurs pour abaisser leurs vitesses, ce qu’on appelle la désaturation. Ce sont des moteurs et des propulsifs russes qui le font. Peut-on à l’aide des cargos américains créer ces couples ? Nous n’avons pas de réponse actuellement. Pour l’entretien de l’orbite comme pour le contrôle d’attitude, il est peu probable que les Européens puissent apporter une aide significative à court terme. On ne peut pas relancer la production des cargos ATV rapidement et quand bien même, les ATV faisaient appel à des fournitures russes impossibles à obtenir maintenant.

Il faut noter que l’arrêt de la participation russe à l’ISS cumulé avec la fin des lancements One Web porterait un coup très dur à la production des Soyouz, puisque ce sont 14 lancements sur 22 qui ont été effectués en 2021 pour l’ensemble de ces deux missions.

Cette décision d’abandon de la station mettrait aussi un coup d’arrêt au vol habité russe. Depuis Gagarine, les cosmonautes font partie intégrante de la fierté du peuple de Russie. La disparition même temporaire de ce corps d’élite serait sans doute très mal ressentie. La Russie peut-elle relancer une station de type Mir ? En a-t-elle les moyens financiers ? Elle pourrait aussi se tourner vers une coopération avec la Chine en participant à la station chinoise. Les Chinois y sont-ils prêts ? Nous n’avons pas de réponse évidente.

3. Les missions scientifiques

La plus importante est Exomars, mission vers Mars pour laquelle la Russie fournit le lancement (en principe le dernier vol de Proton auquel devrait succéder Angara) et le module de descente dans l’atmosphère martienne. L’Europe fournit le véhicule de croisière et le rover martien équipé de ses instruments. L’actualité compromet certainement un lancement cette année. Les créneaux de lancement vers Mars ayant lieu tous les deux ans, on peut penser que cette mission si elle n’est pas annulée prendra un retard de deux voire quatre années. Cette mission pourrait être lancée par Ariane 64 dans deux ans, mais il faudrait sans doute un peu plus de temps pour développer un module de descente européen. Un retard de quatre ans semble le plus probable.

Il existe aussi un programme d’exploration de la Lune appelé Luna qui comporte des orbiteurs et des atterrisseurs dans lequel l’ESA est impliquée. Elle fournit en particulier le  système de navigation optique (PILOT) utilisé pour l’atterrissage et une foreuse  PROSPECT. Ces technologies pourront-elles être livrées ?

4. Recommandations

Après cette description de la situation crée par la situation en Ukraine telle qu’elle se présente à mi-mars 2022, quelques éléments d’analyse permettent de déboucher sur des recommandations :

Concernant les lanceurs, il est clair que les opérateurs de lancement européens et américains cherchaient à la fin des années 1990 et au début des années 2000 à bénéficier au mieux des coûts de fabrication très bas des lanceurs russes et ukrainiens, combinés avec une fiabilité largement démontrée. De surcroit, certains de ces lanceurs tels que le lanceur Soyouz pour les européens venaient très bien compléter la gamme de performance de leurs lanceurs existants, Ariane 5 et Vega. Ceci explique la décision de créer la société Starsem pour la commercialisation en dehors de la Russie des lancements Soyouz depuis Baïkonour puis, dans un deuxième temps, d’installer un pas de tir Soyouz au Centre spatial Guyanais (CSG). Cette opération a fait l’objet en 2005 d’un accord intergouvernemental entre la France et la Russie, renouvelé en 2015 jusqu’en 2025. C’est cet accord qui a été brutalement cassé par la décision unilatérale de Roscosmos le 26 février d’arrêter les lancements Soyouz depuis le CSG et de rapatrier le personnel russe basé à Sinnamary.

La leçon à tirer de cette situation est claire : un des fondements de la politique de toutes les puissances spatiales, Etats unis, Chine, Inde, Japon, Russie, est de préserver leur accès autonome à l’espace. L’Europe doit en faire autant et ne peut se permettre de se retrouver en situation de dépendance comme c’est le cas pour les lancements Soyouz.  Il convient donc de tirer un trait sur le Soyouz au CSG, et le remplacer dès que possible, par la version Ariane 62 du nouveau lanceur Ariane 6.

Recommandation n°1

L’Europe doit porter un effort maximal sur la qualification du lanceur Ariane 6 de façon à disposer du bon moyen pour lancer les satellites militaires comme CSO, stratégiques comme Galileo ou encore commerciaux comme les constellations. Cela veut dire aussi réussir une montée en cadence de production de ce lanceur très forte. Ce dernier point est un vrai « challenge » qui doit se préparer minutieusement si on veut réussir.

Recommandation n°2

Un programme d’Européanisation de Vega est nécessaire et il faut accélérer les actions prises en ce sens par l’Agence Spatiale Européenne.

Concernant la station spatiale internationale, comme cela est dit dans la section 2 de cette note, la station et son exploitation conjointe avec la Russie est un symbole très visible que les coopérations ponctuelles n’ayant pas de dimension stratégique ou de sécurité peuvent se poursuivre au milieu des pires phases de tension internationale. Ceux qui ont connu les débats très vifs qui avaient lieu en Europe sur l’opportunité de participer à ce programme se souviennent qu’in fine la dimension politique de cette coopération avec la Russie qui essayait de se relever après la dissolution de l’URSS, a emporté la décision.

On notera que pour l’instant, l’opération de l’ISS au jour le jour se poursuit sans anicroche significative. Les déclarations tonitruantes de Dmitri Rogozin, le patron de Roscosmos, menaçant de ne plus procéder aux opérations régulières de rehaussement de l’orbite effectuées jusqu’à présent par le véhicule russe Progress et de laisser l’ISS retomber dans l’atmosphère de manière incontrôlée n’auront pour effet que d’accélérer la mise en œuvre par la NASA de la procédure de rehaussement utilisant le vaisseau cargo Cygnus de Northrop-Grumman.  Ces déclarations ont toutefois un impact très négatif sur la fiabilité du partenariat avec la Russie pour l’avenir de la station spatiale. Sauf à observer un changement de comportement de Roscosmos au cours des prochaine mois, il est probable que l’hypothèse d’un prolongement sans la Russie de l’exploitation de la station spatiale internationale jusqu’à 2030 se confirme, avec des conséquences financières importantes-  mais qui restent à chiffrer – pour les autres partenaires, Etats Unis, Canada, Europe et Japon.

Recommandation n°3

La Russie aurait beaucoup à perdre dans un scénario d’abandon de sa participation à la station et l’on ne peut que recommander que l’Europe avec ses partenaires américains, canadiens et japonais fasse tout pour l’éviter.

En ce qui concerne les missions d’exploration planétaires, la décision prise par l’ESA de renoncer à lancer la sonde ExoMars par le lanceur russe Proton, prévu cette année, et donc de rechercher d’autres solutions, à la fois pour le lancement et pour le véhicule de rentrée dans l’atmosphère de Mars, met en évidence une règle bien connue et plusieurs fois vérifiée : une mission de nature scientifique réalisée en coopération entre plusieurs nations partenaires est soumise à tout moment la décision de l’un des partenaires de se retirer quel qu’en soient les raisons, budgétaires ou d’autre nature. Il convient ici de rappeler que si ExoMars était prévue en coopération avec la Russie, c’est suite à la décision de la NASA de se retirer du projet initialement envisagée entre l’ESA et la NASA !  Souhaitons donc que la mission ExoMars puisse être sauvée.

Recommandation n°4

Compte tenu de l’investissement considérable de la communauté scientifique européenne dans la préparation de cette mission, sans parler du coût élevé des développements et essais déjà réalisés dans l’industrie européenne, il convient de sauver la mission Exomars, même s’il faut attendre quatre, voire six ans supplémentaires.  Elle devra être lancée par Ariane 64. En ce qui concerne le module de descente, l’Europe devra envisager de le faire elle-même, à moins que le conflit ne s’arrête assez vite et que l’on fasse de cette mission scientifique un exemple de relance de notre coopération avec la Russie d’après.